, le corps de l'auteur est singulièrement absent : pas de description des traits, pas d'indication de la taille ni de l'allure générale. Le sujet n'est pas là : Duval le décrit comme étant « d'un tempérament fougueux », parfois triste, parfois découragé, mais, comme Guizot, ne dit rien de son apparence physique. La Place ne s'en préoccupe pas plus, bien qu'il remarque « combien cet Auteur a été mutilé » (p. cxlii), comme si le corps de « l'Auteur » se confondait avec l'oeuvre. Il affirme d'ailleurs, dans son Discours sur le théâtre : « C'est le portrait de Shakespeare, que je viens de faire ; ou plutôt, c'est le portrait de ses Ouvrages » (p. vi), comme s'il était conscient de cette absence. Pourtant, dans plusieurs éditions et traductions des pièces, des portraits de Shakespeare apparaissent avant la page de titre, comme dans l'édition de La Place, avec une gravure s'inspirant du portrait dit « Chandos », aujourd'hui à la National Portrait Gallery. Mais ces portraits sont la seule manifestation de cette présence corporelle, bien qu'on puisse considérer que les références à Shakespeare l'acteur rendent compte de cette présence, tout en étant assez succinctes : « À l'égard des talens du Comédien, il ne paroît pas qu'ils ayent été aussi extraordinaires dans Shakespeare que ceux de l'Auteur », affirme La Place (p. cxxix), les deux autres en disant à peu près la même chose. La présence du corps est allusive. Il est parfois souffrant, fait d'émotions (« une immense tristesse s'empare de lui, suivi d'un grand découragement, le corps du sujet est d'ordinaire mis en avant comme « preuve » et donc élément essentiel de la vraisemblance invoquée par les biographes. Dans les notices biographiques consacrées à Shakespeare

. Le-père-de-shakespeare-Était-«-un-gros-marchand-de-laine-»-qui, ;. Baillif-de-stratford-dans-le-comté-de-warwick, ». Utilisant-plutôt-le-mot-«-bourgeoisie, and . Eu-de-bonne-heure-tant-d'importance-en-angleterre, Un peu plus loin, c'est encore et toujours la cour qui donne toute sa valeur à sa réussite sociale : « Élisabeth le fait mander ». Lorsque Jacques I er succède à la reine, le processus ne s'arrête pas : « Shakespeare est appelé à la Cour » (p. xi). La « vie » a souvent les accents d'une chronique mondaine chez Duval, mais là, point d'embourgeoisement. Shakespeare quitte Londres après une représentation de La Tempête, en raison d'une « subite opposition à son génie » et « quelques scandales concernant sa famille », sans que Duval puisse être plus précis. Il écrit à Stratford « la Douzième nuit », son « chant du cygne » puis il meurt, « après avoir embrassé toute l'Humanité qu'il avait dite ! » (p. xi). Sa vie se termine ainsi par un point d'exclamation. Dans cette courte étude, qui devrait être étendue, pour plus de rigueur scientifique, aux notices biographiques anglaises, et à bien d'autres notices françaises, on voit tout de même, au-delà des différences dues aux époques de publication, des traits généraux se dessiner. Bien évidemment, chaque biographe doit être resitué dans son époque, et il faut notamment prendre en compte le statut de l'écrivain tel qu'il est envisagé à partir du XIX e siècle et de ce que Paul Bénichou a appelé le « sacre de l'écrivain » 30 , c'est-à-dire une émancipation du statut de l'auteur par rapport au religieux, mouvement qui s'était amorcé aux XVII e et XVIII e siècles. Tout en gardant à l'esprit ces différences historiques, nous mettons ici délibérément l'accent sur ce qui constitue le fondement palimpsestique du « shakespearien, Ne parlons pas ici non plus de ce que l'on pourrait appeler, après Carlo Ginzburg, non des « topoi historiographiques » mais des « topoï biographiques » 31 que l'on retrouve de biographie en biographie

, Il semble porté par une sorte de mouvement naturel, et offrir dans l'immédiateté une oeuvre à son public (plus qu'à ses lecteurs). C'est le théâtre, plus que le texte, qui « fait shakespearien » dans ces notices biographiques. Ce flou qui fait sens est assez emblématique de la vision française de l'oeuvre shakespearienne. Le « Il est Shakespeare ! » de Duval fait écho au contenu prétendument « shakespearien » de l'oeuvre. Les biographes semblent avoir trouvé dans le flou des récits de vie l'idée que ce qui est « shakespearien », c'est ce qui ne peut s'expliquer, ce qui est du domaine de la passion et de l'irrationnel, annonçant -pour La Place -ou confirmant -pour les deux autres -l, Les « vies » semblent suivre ce mouvement totalisant, de l'absence d'éléments concrets vers la construction d'un écrivain dont l'acte d'écriture est pourtant rarement rapporté

P. Bénichou and L. Sacre-de-l'écrivain, Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, pp.1750-1830, 1973.

C. Ginzburg, Tactiques et pratiques de l'historien. Le problème du témoignage : preuve, vérité, histoire », traduction d'Élise Montel, Tracés, p.93, 2004.

D. Bevington, . Shakespeare, and O. Biography, , pp.10-26

, mais on le voit, les germes du « génie shakespearien » sont déjà chez La Place, et s'inscrivent dans une histoire de la vie de Shakespeare qui débute par un réseau d'anecdotes avant de prendre forme dans l'édition de Nicholas Rowe. Le « génie shakespearien » naît