Pour beaucoup de nations européennes, la littérature, en langue « nationale », joue un rôle important dans la construction des identités au XIXe siècle. C’est également le cas en Russie, où les écrivains sont confrontés au défi de fonder une langue littéraire russe défaite des archaïsmes du slavon mais aussi des modèles étrangers trop prégnants. Ce défi est brillamment relevé au cours du premier quart du siècle, qualifié d’« âge d’or », et couronné par la figure de Pouchkine. A la fin du siècle, le rapport est même renversé dans la mesure où c’est la Russie à son tour qui transmet, par le « roman russe », de nouvelles formes à l’Europe occidentale. Le second défi, plus spécifique à la situation en Russie, caractérisée par un divorce entre le peuple/nation (narod) et l’Etat, réside dans le rôle dévolu à l’écrivain, qui doit être un guide travaillant à souder le corps scindé de la nation. C’est de là que provient le fameux « réalisme russe », qualifié de « philanthrope », avec lequel on tend à confondre la littérature russe du XIXe siècle. La réalisme s’impose aux yeux de l’intelligentsia comme exigence esthétique et morale : la littérature doit être réaliste pour témoigner de ce qu’est la nation, et être en plein accord avec elle, lui conférant légitimité et dignité.